• Orphelin des mots (Gérard LOUVIOT)

    Orphelin des mots (Gérard LOUVIOT)

    2014   236 p.  17,90 €

    Extrait     TÉMOIGNAGE

       Aujourd'hui, je vais témoigner. Les roues du métro martèlent ces mots dans mon crâne mais le trac les vide de leur sens, je vais témoigner, je n'arrive même plus à ressentir l'impatience qui m'a tenu toute la semaine, juste la panique qui cogne. La nuit a été courte, ensuite le voyage en train, la gare pire qu'une fourmilière... A présent ça y est. Dans deux heures je serai devant la caméra, sauf si on se perd ! Le métro ressemble à un labyrinthe. Un mot compliqué labyrinthe.
       Je me force à respirer. Mon souffle est trop court, je serre la main de Cathy et mes doigts glissent, mouillés de sueur. Les tunnels n'ont pas de fin, le bruit m'assourdit, brouhaha je pense, et puis non, brouhaha est un mot doux, cette ville-là est brutale, elle peut avaler les hommes ou les rendre fous. Ceux qui montent et descendent aux stations des tunnels ont des visages durs, dur synonyme hostile. Si encore on voyait le ciel, ça irait sûrement mieux. Respirer. Ils font comment tous ces gens ? Cathy doit ressentir mon malaise parce qu'elle m'explique des choses sur les lignes de métro mais j'ai du mal à fixer mon attention, les mots glissent comme mes doigts humides.
       J'essaie de revenir à la raison de ce voyage. Je vais témoigner. J'ai réussi quelque chose d'énorme, de phénoménal. Ça ne résonne pas. Les mots sont flous et me fuient comme avant, avant Cloé, quand j'étais ignorant, et voilà que d'un coup je ne sais plus rien. Cathy doit m'empoigner le bras pour me secouer.
    «C'est notre station», elle dit.
       Je suis debout avant d'avoir le temps de réaliser. Le métro gémit, grince, les portes s'ouvrent en claquant. Pourvu qu'il n'y ait pas d'autre changement. Je me laisse guider par la main, Cathy paraît à l'aise, joyeuse, elle ne tremble pas, ma petite femme tellement courageuse ! Cette ville, elle y a habité quatre ans avant de la quitter pour moi ! Un élan d'amour vient dissiper la peur. Pour la millième fois depuis que je la connais je me dis que sans elle rien n'aurait été possible.
       On avance dans un long tunnel carrelé de blanc au milieu des gens qui foncent, sans regarder autour d'eux. C'est immense mais cette grandeur-là ne réchauffe pas le coeur. Après un dernier escalier on émerge du métro et le ciel apparaît tout rétréci, repoussé par les tours, les toits des immeubles, le brouhaha de la ville.
       Le mot revient et me rassure bizarrement. Je m'accroche à lui autant qu'à la main de Cathy qui me guide sur les trottoirs. Elle m'arrête brutalement, une voiture passe, trop près, pour un peu je me serais jeté dessous. Je ne pourrais jamais vivre ici sans devenir fou.
       Pourtant marcher m'a redonné de l'élan, je me sens de nouveau impatient, excité par l'aventure. Il fait moins beau qu'en Bretagne, c'est venteux et les nuages courent dans le ciel un peu comme la foule au-dessous. Des filles en jupes courtes avec des talons si hauts qu'il doit être impossible de marcher, des femmes enroulées dans des voiles, des personnes à la peau sombre, des hommes en costumes qui parlent à leur téléphone et se moquent du trafic, une bande d'Asiatiques, des types qui me ressemblent, jean-baskets, des jeunes et des vieux, des pressés et des traîneurs, je me demande ce qu'ils font dehors, s'ils travaillent ou s'ils sont en arrêt maladie comme moi.
      J'ai fait attention en m'habillant, ce matin. «Pas trop voyant, m'a dit Cathy, une tenue où tu seras à l'aise.» Elle a eu raison, sans ma peur je pourrais presque me fondre dans la foule. Tous ces gens. Tous ces mots échangés.
     

    Présentation de l'éditeur

      Les mots, c’est toute l’histoire de Gérard Louviot. Chaque semaine, dans la région de Morlaix, cet homme de 46 ans, père de quatre enfants, rejoint une association qui accompagne les illettrés. Il est devenu « fou de mots », dévore le dictionnaire, écrit des poèmes…

      Gérard n’a pas grandi avec ses parents. Enfant, il a été placé dans une famille d’accueil et s’est retrouvé dans une école spécialisée où, incapable de retenir une leçon, tétanisé par la difficulté, il a connu l’humiliation du bonnet d’âne.

      Sa vie ne sera alors qu’une suite de tours de passe-passe pour cacher son illettrisme. Il se heurte au monde des autres, les gens normaux qui savent déchiffrer une pancarte, se diriger, vivre et travailler. Il apprend par cœur des centaines de chansons, de Brel, Brassens, Renaud, pour deviner le sens des mots. Jusqu’au jour où son patron lui offre une formation.

      Gérard a 33 ans. Il apprend enfin à lire et à écrire. Ce bonheur des mots, Gérard Louviot le partage dans ce livre avec une joie et une poésie magnifiques. Un bonheur contagieux. En France, près de 3 millions de personnes sont illettrées, handicap « invisible » qui ferme les portes et marginalise. Grande cause nationale en 2013, la lutte contre l’illettrisme est non seulement un enjeu d’intérêt général mais une question de dignité individuelle.


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