La vie de votre filet d’églefin commence… quand le poisson qui le porte s’éteint. Pris dans les mailles d’un chalut, il heurte à peine le pont de sa nageoire que, déjà, son nom et son poids sont inscrits sur un sommaire papier. Une première étiquette en guise de passeport pour la terre ferme. Voilà notre poisson qui débarque à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), son identité en bandoulière. Il est 4 heures en ce matin de février et les caisses rouges s’alignent sous les lumières vives d’un hangar battu par le froid.
Sur leur flanc, de nouvelles étiquettes précisent l’identité du bateau qui a pêché, le nom scientifique de l’espèce, sa taille estimée et sa qualité : E, A, B. Comprenez « extra », « standard », « second choix ». Une inspectrice vérifie les contenus des boîtes. Stylo et bloc-notes à la main, elle mesure et palpe les chairs pour vérifier leur calibre et leur tenue. Marc, acheteur pour une société de mareyage dunkerquoise, passe de caisse en caisse, balaie d’une main la couche de glace, jauge sa fraîcheur. Plus tard, dans une salle d’enchères, défilera la pêche du jour sur d’immenses écrans rouge et noir. Là, les doigts pressés sur son boîtier électronique, Marc tentera d’acheter, au meilleur prix, le poisson qui lui a fait de l’œil sous la halle.
Mais où bigre est passé votre églefin ? En janvier, celui-là passait des mains du pêcheur à celui d’un mareyeur boulonnais pour 1,50 euro le kilo en moyenne. Son cousin, le cabillaud, s’échangeait pour 2,68 euros. Marc a-t-il un risque d’écoper de la mauvaise espèce et, au passage, d’encaisser l’écart de prix ? « Aucune chance », assure l’acheteur qui connaît la tête de sa poiscaille, au corps encore entier à ce stade de l’histoire. « Les mentions affichées doivent correspondre à ce qu’il y a dans les caisses, sinon le mareyeur a le droit de les refuser lorsqu’il revient chercher sa marchandise après la vente », explique Christophe Radenne, chargé du contrôle et de la qualité pour le From Nord, une organisation de patrons de pêche. Si des petites tensions émergent entre pêcheurs et mareyeurs, poursuit-il, c’est « sur le poids affiché sur la caisse » ou « sur l’interprétation des critères de qualité du produit ». Soit les fameux E, A ou B. Pour mettre les choses d’équerre, la criée de Boulogne s’offre désormais les services d’experts, comme cette inspectrice croisée dans la rumeur matinale. Elle ne jette pas non plus la pierre aux mareyeurs. Des problèmes de calibrage de poissons ou de poids des caisses ? « Vous savez, les pêcheurs trient en mer. Avec les vagues, c’est difficile de peser ! Nous n’avons aucun problème d’espèce. Celle annoncée est toujours la bonne. »
Nettoyé, trié, étêté, fileté, pelé
Pas de tromperie dans les halles à marée ? Au nez et à la barbe des mareyeurs, non : ils sont bougrement connaisseurs. Dans le dos aveugle de l’administration, en revanche, la chose est déjà arrivée. « Des exemples, on en a eu dans des criées françaises, lorsque des espèces à quotas très serrés étaient pêchées en surplus et que les pêcheurs les déclaraient sous un autre nom. Des captures de thon rouge ont, par exemple, été dénommées chinchards, un petit pélagique (en 2007, en Vendée, ndlr). Evidemment, entre un chinchard qui fait 30 g et un thon rouge qui pèse 30 kg… Ça a beaucoup fait rire la profession », lance Marie-Christine Monfort, consultante pour Marketing Seafood, une société qui planche sur la commercialisation des produits aquatiques. « Mais je crois qu’aujourd’hui dans les criées françaises ces fraudes restent limitées », estime l’experte. « Il arrive que des bateaux déchargent plus qu’ils ne le devraient. Ces poissons-là ne sont pas toujours rejetés en mer et sont rapportés sans être enregistrés. Mais c’est rare. Ça arrive peut-être une ou deux fois par an », jauge un mareyeur. La fraude aux quotas ? « Ce n’est pas l’habitude de nos bateaux », assure pour sa part Christophe Radenne, de From Nord. Et quoi qu’il en soit, l’« erreur » sera corrigée par les mareyeurs avant que le poisson ne poursuive sa route.Reprenons le sillage de votre églefin. A la sortie de la criée de Boulogne, il porte donc toujours son nom de baptême et arbore encore fièrement sa tête et ses nageoires. Que devient-il alors ? Des ateliers du mareyeur, il ne sort guère indemne. Là, il est nettoyé, trié, éviscéré, parfois étêté, fileté, pelé… avant d’être conditionné dans des caisses de polystyrène. Sa carte d’identité change de tête pour arborer les couleurs de la société de mareyage, mais les informations sur l’étiquette sont grosso modo les mêmes (noms français et latin, région de pêche, poids). C’est alors que, parfois réduit en filets, il atterrit au marché de gros de Rungis (Val-de-Marne), au sud de Paris.
Contrôleurs et connaissance du métier
3 heures du matin. Dans les allées du pavillon de la marée, un homme, cheveux gris et vastes épaules, navigue d’un grossiste à l’autre. Çà et là, il arrête son pas, négocie les prix d’un air goguenard. « Moi, je sais exactement combien je vais payer et lui sait exactement combien il veut me vendre », sourit-il, à l’approche d’un grossiste. Yves est poissonnier et pointe sa bobine sur les marchés de la région parisienne depuis des années. Les substitutions d’espèces à Rungis, il n’y croit pas, mêmes sur les filets prétaillés. Il y a les contrôleurs et la connaissance du métier. Une semaine plus tôt, un jour de marché, il avait mis côte à côte un filet de cabillaud et un autre d’églefin : « Vous voyez, celui-là a plus de stries. Le poissonnier qui ne sait pas faire la différence doit changer de métier ! »
En revanche, dans les caisses achetées à son grossiste de Rungis se faufilent parfois des intrus. « Ce matin, dans une caisse de rougets-barbets, j’ai trouvé un petit rouget-grondin qui vaut 50 centimes contre 10 euros pour les barbets. Et le grondin ne s’utilise guère que dans les soupes. » Mais pas de risque, là non plus, de répercuter la tromperie sur le consommateur, les poissons n’ont pas du tout la même taille. Alors quid de votre églefin travesti en cabillaud ? L’homme l’avoue sans ambages : « Vous voulez savoir si je fais parfois passer l’un pour l’autre ? Oui, ça m’arrive. » Mais se justifie : « Je n’arnaque pas le client, parce que ce que je vends pour du cabillaud, je le fais au prix de l’églefin. Je ne fais pas de marge dessus. Ce n’est pas comme ceux qui vendent du merlan pour du cabillaud. »
Pour sa défense, depuis que le cabillaud déferle de la mer de Barents, au nord de la Norvège , le prix de son filet a rejoint celui de l’églefin. Mais alors, pourquoi se risquer à troquer l’un pour l’autre ? « Parce que les gens préfèrent le cabillaud. J’essaye de leur apprendre petit à petit à manger d’autres poissons, mais c’est long. » « Les clients nous demandent du cabillaud, du cabillaud, du cabillaud, confirmera plus tard un restaurateur pris la main dans le sac. C’est difficile de les éduquer à autre chose. On a mis du rouget sur la carte, on a eu un mal fou à l’écouler. »
L’argument revient souvent dans la bouche des autres professionnels démasqués par notre expérience. Comme cette patronne d’une poissonnerie parisienne qui a vendu du thon albacore pour du thon rouge à près de 40 euros le kilo. « C’est vrai, mais ce n’est pas une arnaque : ce que je fais passer pour du thon rouge, je le fais au prix de l’albacore. Les gens sont compliqués. Ils pensent que le thon albacore, c’est de la mauvaise gamme, mais il n’y a rien de mieux », souligne-t-elle. Une ligne de défense difficile à tenir quand on sait que le thon rouge s’est vendu en 2013 environ deux fois plus cher que l’albacore. « Quand il y a ce genre de fraude, c’est qu’il y a à gagner quelque part et le gain se fait souvent sur un écart de prix. Quand on a une espèce qui vaut 5 euros et une autre qui vaut 15 euros, ça peut être tentant de faire passer l’une pour l’autre », abonde Marie-Christine Monfort, de Marketing Seafood. Mais notre poissonnière prestidigitatrice a un autre argument : « Vous ne trouverez pas de vrai thon rouge en France ou alors à des prix exorbitants. Tout part au Japon. » Sur ce point précis, cette professionnelle a raison. Tous les échantillons de notre enquête notés « thon rouge » – sauf un – prélevés en poissonnerie ou en restauration sont sortis du labo sous une autre identité !
« Des combines, il y en a 36 000 »
L’arnaque – quand elle existe – viendrait bien de l’aval de la filière. « Des combines, il y en a 36 000, souligne une ex-poissonnière. On peut vendre du congelé pour du frais, des filets de tacaud pour du merlan, une sole de Dakar pour une sole commune. Vous savez, les poissonniers parient sur l’ignorance des consommateurs. Même si la filière s’est améliorée. » La poissonnerie, « c’est un métier de bouche, et ces métiers-là ont une histoire. Il y a des ficelles pour ne pas perdre la marchandise, améliorer ses marges, accorde Marie-Christine Monfort avant, elle aussi, de tempérer. Plus qu’une volonté délibérée, il y a une ignorance. Par exemple, si les poissonniers maintiennent leur affichage ‘‘ thon rouge ’’, c’est sans doute à cause d’un attachement à l’histoire. Dans les années 1970, on n’importait pas d’albacore frais. C’était du thon rouge. Alors ils continuent à appeler ça du thon rouge. La deuxième raison, à mon sens, c’est que l’albacore, dans le négoce international, s’appelle souvent du ‘‘red meat tuna ’’ ». Littéralement, du « thon à chair rouge ».C’est aussi à la maladresse et à l’ignorance que les grandes surfaces attribuent les anomalies repérées à leur rayon poissonnerie par notre enquête : « Il semblerait que ce soit une erreur d’étiquetage et une confusion entre les filets qui se ressemblent beaucoup (…). En tous cas, nous pouvons vous confirmer qu’il n’y avait pas de volonté de tromper le consommateur », précise Intermarché. « C’est difficile de vous dire où ça s’est passé, mais il est vraisemblable qu’il y ait eu une erreur humaine », se dédouane Monoprix (contactés, Carrefour et E.Leclerc n’ont pas répondu dans les délais impartis).
Si les cerveaux de quelques poissonniers sont embués d’ignorance, ceux de certains restaurateurs flottent dans un brouillard opaque. Dans un resto du centre de Paris, de grandes tables familiales côtoient un tapis roulant où les plats se promènent. Là, un fish and chips de cabillaud s’est retrouvé estampillé « pagre ». Informé, le patron interroge son chef, qui secoue vivement la tête. Désormais, il ne met plus de cabillaud, mais du lieu noir dans les fish and chips dits « de pagre ». Ainsi démêlé, le méli-mélo frappe un patron aux doigts entortillés, dont les phrases s’échappent en volutes confuses : pas de volonté de s’empiffrer sur le dos du client, jure-t-il. Vrai pour l’échange pagre-cabillaud, les deux poissons se vendant ces derniers mois autour de 20 euros le kilo. En revanche, le lieu noir s’achetait en janvier à 14 euros le kilo à Rungis !
Mais si les restaurateurs sont parfois négligents, c’est aussi parce que leurs obligations sont minces. Contrairement aux poissonniers qui sont forcés par la loi d’afficher sur leur étal les noms d’espèce, l’origine géographique du poisson et de sa naissance (élevé ou pêché), la restauration n’a que peu de contraintes. Elle doit seulement mentionner le nom du poisson et, pour le reste, être capable de dégainer l’étiquette de son fournisseur sur demande d’un client ou d’un inspecteur des fraudes.
Mais quels sont les risques induits par la tricherie sur l’espèce ? Pas de risque sanitaire. « Mourir ou être très malade en ayant consommé des produits aquatiques est très peu courant. Il y a quand même quelques exceptions, comme le thon qui, mal conditionné, peut entraîner des pathologies graves. Ce n’est pas un risque lié à la dénomination, mais au mauvais traitement des produits », précise Marie-Christine Monfort. Le risque sur les ressources ? Non pour le thon rouge, remplacé par de l’albacore ou de l’obèse, les deux derniers étant moins menacés que le premier, qui a frôlé l’extinction il y a quelques années. Non encore pour la substitution églefin-cabillaud qui est, au vu des ressources, plutôt une bonne nouvelle : « Le stock d’églefins est plutôt bien géré par rapport au cabillaud. En mer du Nord et Atlantique Nord-Est, il est même en pleine capacité de reproduction », précise Nicolas Fournier, de l’ONG Oceana, partenaire de notre enquête. Mais une mauvaise dénomination, c’est aussi et avant tout de l’opprobre glacé versé sur le secteur.
Le client et son ignorance
A Boulogne, on s’agace. « La traçabilité est très bien faite, mais il y a toujours un moment où il y a un maillon faible et des gens qui le cassent volontairement. Ces tricheurs font beaucoup de tort à la profession », s’emporte un pro qui souhaite rester anonyme. Idem pour un autre acteur du secteur : « A notre niveau, on a la sensation qu’il y a des exigences énormes. La même information doit être entrée trois fois : sur le bateau, à l’arrivée au port et lors du premier achat par les mareyeurs. Ce sont des investissements lourds. Alors que les erreurs ou les fraudes se font plutôt au dernier moment. »Plus loin que la poissonnerie, c’est même le bout du bout de la ligne qui rend possibles les supercheries : le client et son ignorance. « On est en situation de dissymétrie d’information, décrypte Marie-Christine Monfort. On a d’un côté des gens qui savent beaucoup – les poissonniers – et d’un autre, le consommateur qui sait peu. » Et s’interroge moyennement. « Les gens mangent du poisson à longueur d’année, alors qu’il y a des saisons. Ils ne se posent pas la question », souligne le pro anonyme de Boulogne. Alors pour éviter la fraude, reste à rééduquer ces générations poussées loin des mers. Et pourquoi pas les convertir à d’autres espèces pour passer aux poissonniers l’envie de travestir un églefin en sexy cabillaud : « Il y a plein de poissons pas chers : la roussette, le tacaud, la daurade grise, assure notre ex-poissonnière. Il faut arrêter de manger tout le temps des filets de poissons blancs. »
Rédactrice en chef à " Terra eco"