Regards.fr | 6 juin 2013
Par Emmanuel Haddad|
Au Mali, l’appel du pied fait par l’Etat aux investisseurs agro-industriels pour aménager l’Office du Niger fait une victime collatérale : les cultivateurs locaux, spoliés de leurs terres, qui ont saisi la justice. Reportage.
« Modibo Keita est venu nous demander si on acceptait de lui céder des terres. On a refusé. Ensuite, nous avons commencé à voir des géomètres mesurer nos terrains sans nous consulter. Puis il a pris nos meilleurs champs et voilà trois ans que nous ne cultivons plus rien. » Assis sur une peau de mouton, le chef du village de Saou, au Mali, a beau être aveugle et âgé de 78 ans, sa mémoire est restée intacte.
Il se souvient qu’en 2010, l’investisseur agro-industriel malien Modibo Keïta lui a rendu visite, et qu’à partir de là, les évènements se sont précipités : l’arrivée des bulldozers de sa société GDCM, renommée Moulin Moderne du Mali (3M), le début des travaux sur les terres de Saou et Sanamadougou, le village voisin, la résistance des paysans des deux villages et la répression musclée de la police.
A Sanamadougou non plus, personne n’a oublié le 18 juin 2010. A l’évocation de Modibo Keita, un cultivateur court chercher la Une du journal de l’époque où il est photographié avec le crâne ensanglanté. A côté de lui, une femme souriante, dont les coups portés par les gendarmes ont entraîné une fausse couche. Ce jour-là, 31 villageois frondeurs ont été arrêtés avant d’être détenus pendant 2 mois. Depuis, des forces de l’ordre armées rôdent pour prévenir le retour des paysans sur leurs terres.
Derrière le conflit foncier entre les deux villages et la société 3M, se joue la survie de l’agriculture vivrière au Mali, affaiblie par la volonté de l’Etat d’accueillir à tout prix des investisseurs agro-industriels dans la zone gérée par l’organisme public de l’Office du Niger (ON). Une zone de deux millions d’hectares de terres irrigables situées dans le delta intérieur du fleuve Niger, à 250 km au nord-est de Bamako, aménagées par les colons français dans les années 1920, en ayant recours au travail forcé. Toutes les terres de la zone ont été immatriculées au nom de l’Etat, sous le principe qu’« elles étaient inhabitées quand l’Office du Niger faisait des prospections », explique Boubacar Sow, directeur général adjoint de l’ON.
Une hérésie pour les habitants de Saou et Sanamadougou : « Nos pères, nos grands-pères et nos arrières grands-pères ont cultivé le mil sur ces terres », explique le chef de village de Saou, qui fait valoir le droit coutumier contre l’accaparement de ses terres. Amandine Adamczewski, chercheuse au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), tranche, en expliquant que « la zone de l’ON était très peu peuplée, mais certains villages, à droite de la route qui va au projet, existaient déjà avant l’arrivée des colons et les paysans y pratiquaient la culture de mil et l’élevage. »
Une culture surannée au regard de Boubacar Sow : « La culture du mil, ce n’est pas le travail de la terre. On ne peut pas rester dans ce genre de culture archaïque. L’ON cherche à sécuriser la population en passant de cultures dépendantes de la pluie à des cultures irriguées. » Depuis 1994, l’Office du Niger s’ouvre aux investisseurs privés pour financer la mise en valeur des terres et moderniser l’agriculture dans la zone. En 2005, une réforme du Code des investissements a instauré un régime douanier et fiscal privilégié pour promouvoir les investissements de capitaux privés. « Sur la période 2004-2009, 840 demandes ont été enregistrées et 870 000 hectares ont fait l’objet de demandes de bail », précise Amandine Adamczewski.
La société 3M a donc reçu un bail de 30 ans sur une surface de 7400 hectares en août 2009 pour y cultiver le blé. Sauf que les villages de Saou et Sanamadougou n’en font pas partie : « Le bail attribué par l’ON porte sur un terrain inhabité situé à 30 km, dont les terres n’étaient pas mises en valeur. Il a donc été attiré par celles déjà cultivées par les villageois de Saou et Sanamadougou », estime Chantal Jacovetti, membre de la Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP). Depuis le 23 février 2012, les villages ont déposé une plainte contre Modibo Keita. Avec le soutien de cinq organisations paysannes, réunies au sein de la Convergence malienne contre l’accaparement des terres, ils ont obtenu du ministre de l’Administration Territoriale une lettre adressée au gouverneur de Ségou, demandant l’arrêt des travaux de Modibo Keita sur les terres situées hors de son bail.
Mais le 29 mai 2013, le juge du tribunal de Markala a encore repoussé le délibéré au 12 juin suivant. Pendant ce temps, les travaux continuent et laissent des traces indélébiles. Le 12 avril, un jeune de Sanamadougou est mort noyé dans le canal qui sert à alimenter les pivots de la société 3M. L’entreprise n’a pas songé à construire un pont permettant aux habitants de traverser en sécurité le canal qui coupe la route entre les deux villages.
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Mali : terres bradées, paysans spoliés
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