Elle aimait les fourrures, les belles voitures, le théâtre et la littérature. Elle avait au poignet parfois des bracelets et toujours un tatouage: matricule 31661. Elle claquait, souvent en parfums, la pension que l'Etat allemand lui versait chaque année pour «dédommagement». Elle avait été déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943, avec deux cent trente femmes. Elle fut des quarante-neuf qui en reviendront. Elle se nomme Charlotte Delbo.
«Charlotte qui?», se sont souvent entendu dire l'historien Paul Gradvolh et la journaliste Violaine Gelly, qui publient sa biographie, la première en France. Ils cherchent à comprendre pourquoi cette «voix est tombée dans un oubli quasi complet alors que, bien après leur mort, continuent de résonner celles de Primo Levi, de Jorge Semprun, de Robert Antelme». Ils avancent un faisceau d'hypothèses, dont celle-ci: «Il s'agit d'une femme.»
Auschwitz et après par Charlotte DELBO éd. Minuit (9,17 €) 3tomes
Aucun de nous ne reviendra (tome 1)
Ils savent que l'idée déplairait à Delbo, qui récusait que l'on parlât d'elle «en tant qu'auteur femme» avant de faire remarquer, avec son humour singulier, que «le système concentrationnaire garantissait une parfaite égalité entre hommes et femmes». Dans les années 1970, elle critiquera avec ironie une pièce tirée d'un livre de la militante féministe Annie Leclerc: «Il y a quelques années, on a dénoncé la femme-objet. Mais la belle avancée, si c'est pour instaurer la femme-vagin.» Où l'on voit que Charlotte Delbo n'avait pas froid aux yeux.
Elle avait été à bonne école, si l'on ose dire. Elle écrit:
Auschwitz est là, inaltérable, précis, mais enveloppé dans la peau de la mémoire, qui l'isole de mon moi actuel... Je vis dans un être double» («la Mémoire et les Jours»).
Résistante, membre des Jeunesses communistes, elle est arrêtée le 2 mars 1942 avec son mari, Georges Dudach, un militant du PC devenu en 1937 rédacteur en chef de la revue «les Cahiers de la jeunesse» dirigée par Paul Nizan. Charlotte Delbo dira adieu à son mari deux mois plus tard. Il est fusillé au mont Valérien. Elle a 28 ans.
9 €
«Je n'aurai plus jamais peur de vous», déclare Charlotte Delbo à son retour des camps, quand elle retrouve son bien-aimé Louis Jouvet. En 1937, le patron du Théâtre de l'Athénée l'avait engagée, fasciné par la façon dont la jeune femme, venue l'interviewer pour «les Cahiers de la jeunesse», avait restitué sa pensée, son tempo. Elle prendra désormais en sténo les légendaires cours du «Patron» et les retranscrira. Elle l'accompagnera dans ses tournées en Amérique latine. A l'automne 1941, contre l'avis de Jouvet, elle veut rentrer. Elle rentrera, pour tomber quelques mois plus tard dans la gueule du loup.
«Qui rapportera ces paroles?» 14,20 € Quand elle reviendra d'entre les morts, «la Jouvette» (surnom donné par ses compagnes des Hortensias, une maison de repos en Suisse) écrira d'une seule traite «Aucun de nous ne reviendra». Pendant dix-neuf ans, elle ne montre son livre à personne. Elle veut être sûre que sa langue est à la hauteur. Elle le publiera quand elle estimera qu'il n'y a plus une ligne à retoucher. «Je ne connais pas d'oeuvre comparable, sinon "Guernica" ou "Nuit et brouillard"», écrira en 1970 le critique François Bott.
Chacun témoigne avec ses armes, dit Charlotte Delbo. Je considère le langage de la poésie comme le plus efficace car il ramène le lecteur au secret de lui-même - et le plus dangereux pour les ennemis qu'il combat.»
Elle ne cessera pas d'écrire, récits (parus aux Editions de Minuit) et théâtre, elle qui dans les camps en appelait à Ondine, à Alceste et se répétait par coeur «le Malade imaginaire» pour tenir, avec ses camarades. «Qui rapportera ces paroles?» est le titre de l'une de ses plus belles pièces. Elle se passe dans un camp. En 1974, Charlotte Delbo la produit avec ses propres deniers. Edith Scob y tient le rôle de Françoise, qui renonce à se suicider pour répondre à l'injonction:
Il faut qu'il y en ait une qui revienne pour dire.»
Dire l'innommable et la solidarité, la mémoire des disparus et la douleur des survivants, ainsi le fera-t-elle encore dans «Et toi, comment as-tu fait?». Elle célébrera aussi le courage de toutes les Antigone et des résistants d'Algérie, d'Argentine ou d'ailleurs.
Secrétaire à l'ONU à Genève, puis assistante au CNRS d'Henri Lefebvre (un chercheur exclu du PC en 1957 pour avoir critiqué le stalinisme, ce que Delbo avait fait de longue date), elle voyage, donne des conférences. Elle meurt d'un cancer à Paris en 1985. En nous laissant ces quelques mots: «Je vous en supplie, faites quelque chose... Apprenez à marcher et à rire parce que ce serait trop bête que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie.»
Odile Quirot
Charlotte Delbo, par Violaine Gelly et Paul Gradvolh,
Fayard, 324 p., 19 euros.
Qui rapportera ces paroles? et autres écrits inédits, par Charlotte Delbo,
Fayard, 576 p., 28 euros (parution le 3 avril).
Charlotte DELBO Née en 1913 à Vigneux-sur-Seine (Essonne), elle s'inscrit en 1932 aux Jeunesses communistes où elle rencontre Georges Dudach, qu'elle épouse en 1936 et avec qui elle entre dans la Résistance en 1941. Ils sont arrêtés tous les deux en 1942. Lui est fusillé au mont Valérien et elle est déportée à Auschwitz en 1943. Elle meurt à Paris en 1985.