Annah tient dans ses mains un poivron rouge et une patate douce à la peau rose. Elle les manipule avec précaution, comme des objets précieux. A l’ombre d’un pêcher, la jardinière prend une pause. Le soleil est au zénith et la terre est rouge et sèche. C’est l’heure de la palabre avec les autres femmes qu’elle retrouve dans le jardin communautaire presque tous les jours. Au menu de la discussion : la confiture qu’elles vont préparer avec les fruits de l’arbre qui leur offre un peu de fraîcheur. Annah affiche un large sourire, puis se livre.
Les larmes coulent sur ses joues creusées : « Les légumes et les fruits ont changé ma vie ! Je suis séropositive et sous traitement antirétroviraux. Il y a trois ans, avant de venir ici, j’étais maigre comme un clou ; les médicaments me tordaient les boyaux parce que je ne mangeais pas correctement. Maintenant, je me régale de produits frais tous les jours. Je me sens bien plus forte, je n’ai plus besoin d’aller chez le médecin tous les mois. Et quand je jardine ici, j’oublie tous mes problèmes. » Dans le township d’Ennerdale, à 30 kilomètres au sud de Johannesburg, un petit potager change des vies.
Des légumes contre les rats
Autour s’élèvent de petites maisons de briques, entre les terrains vagues envahis par les herbes hautes. La plupart des habitants ne travaillent pas, dans une Afrique du Sud rongée par le chômage (23,9 % de la population active). Et le sida continue de faire des ravages dans le pays le plus infecté au monde par la pandémie. C’est ici qu’il y a quatre ans Lettie Ngubeni a pris sa pioche et commencé à retourner la terre. La parcelle qui bordait le centre social qu’elle dirige était censée être un parc pour enfants. Mais les habitants venaient y déverser leurs ordures. « Je n’en pouvais plus des rats. Et, avec le VIH, on conseille aux malades qui viennent au centre de manger équilibré. Mais ils n’ont pas toujours de quoi se payer les légumes au supermarché. J’ai donc pensé qu’on pouvait les planter nous-mêmes pour améliorer l’apport nutritionnel des séropositifs, mais aussi des plus pauvres, explique la directrice du centre Osizweni (« celui qui vient en aide » en zoulou), ouvert par le Secours islamique. Mais ce n’était pas facile, je ne savais pas comment faire pour que ça pousse ! »
Née dans la province rurale du Kwazulu Natal, Lettie avait toujours vu sa mère planter des légumes. Mais quand elle débarque à Johannesburg à 19 ans pour trouver un emploi, elle oublie le travail de la terre et le rythme des saisons. « Pour moi, ici, on n’avait pas besoin de faire pousser des pommes de terre ou des betteraves. C’était bon pour la vie dans les campagnes ; ça n’allait pas avec le fait d’avoir un travail en ville. Et puis les courettes devant nos maisons me semblaient trop petites pour faire un potager. Il m’a fallu du temps pour comprendre que j’avais tort ! »
Piments, pastèques et patates
Lettie finit par convaincre. Des femmes la rejoignent pour entretenir le jardin. Aujourd’hui, plus d’une cinquantaine de personnes s’investissent toute l’année. Les agents du ministère de l’Agriculture viennent les conseiller. Tous les jeudis, on décide des plantations ou on apprend à mieux s’alimenter dans les groupes de parole. En cette fin d’été austral, on récolte les betteraves rouges, les piments, les aubergines, les pommes de terre, les haricots verts, les pastèques, les épinards… Ils nourrissent les enfants qui participent aux activités du centre l’après-midi. Au début du mois de mars, les jardiniers d’Osizweni ont aussi décidé d’ouvrir un petit marché. Ils vendent le surplus de légumes à très bas prix pour les gens du quartier. « Pour 15 rands (1,50 euro), j’ai acheté des patates, des carottes, des oignons et des tomates. Je ne pourrais jamais me payer tout ça autrement ! J’arrive de la clinique, mes défenses immunitaires sont au plus bas. J’en ai vraiment besoin », explique Portia Ncengwa. Cette séropositive espère pouvoir venir jardiner ici quand elle sera plus en forme.
Convaincre les jeunes
Le centre a fait des émules. Grâce au soutien du gouvernement qui distribue outils et graines, 750 habitants d’Ennerdale et des bidonvilles alentour ont lancé leurs propres jardins. Devant leur cabane de bois et de tôle, Moosa Pitso et sa femme Jamila plantent désormais de quoi nourrir leurs sept enfants. « Grâce à Osizweni, j’ai réalisé tous les bienfaits de la terre. Je suis si fier de mon potager et heureux de voir les voisins se mettre à jardiner aussi ! En deux ans, le township a déjà beaucoup changé », assure Moosa. Mais il faudra encore convaincre les jeunes. « Ils pensent toujours que, quand on plante, c’est parce qu’on est pauvre et qu’on a pas assez d’argent pour aller au magasin », déplore Alinah Mabaso, travailleuse sociale. Mais ils n’ont rien à faire de leurs journées… J’espère qu’en venant au marché ils saisiront qu’ils ont tout à gagner à participer. » Les graines n’ont pas fini de pousser à Ennerdale. —