Elisabeth Laville a été l'une des pionnières européennes du développement durable et de la responsabilité sociale en entreprise. Pour FemininBio, la co-créatrice de l'agence Utopies revient sur sa prise de conscience, ses inspirations et son engagement pour un avenir durable.
Diplômée d'une grande école de commerce, tu aurais pu choisir une voie plus facile et pourtant, depuis longtemps, tu as choisi l'engagement. Raconte-nous ton parcours ?
En réalité, quand j'étais à HEC, les disciplines que l'on y enseignait me paraissaient manquer d'une finalité plus "noble" à servir et j'étais aussi en quête de quelque chose qui me ferait vibrer un peu plus qu'une belle carrière ou un bon salaire. Mais à l'époque je n'avais pas vraiment trouvé. Du coup, j'ai commencé dans la publicité parce que j'avais au moins l'impression que les gens ne s'y prenaient pas trop au sérieux…
Et puis, après quelques années dans la pub, mon professeur d'anglais m'a apporté une revue américaine alternative parlant du Sommet de la Terre qui se profilait à Rio en 1992 et des entreprises engagées.
Cela m'a passionnée et j'ai commencé à m'intéresser à ces entreprises : The Body Shop en Angleterre, Nature & Découvertes en France, Ben & Jerry's ou Patagonia aux USA.
C'était la crise à l'époque en France et on désespérait de l'entreprise, or il me semblait que ce qui se passait dans ces entreprises-là répondait au besoin de sens que je voyais par ailleurs chez les salariés, les consommateurs, etc.
En 1993, j'ai donc créé Utopies avec une amie pour promouvoir cette vision engagée de l'entreprise, par l'information et le conseil.
Quelle est ta vision aujourd'hui du green, du développement durable ?
Je crois qu'un basculement culturel est en cours ou a eu lieu : tout le monde dit qu'il trie ses déchets, qu'il éteint sa télévision au lieu de la mettre en veille (dans la plupart des cas, ce n'est pas possible !), qu'il évite le gaspillage alimentaire…
Même si ce n'est pas vrai dans les faits, la norme sociale a basculé du côté de l'écologie. Or le changement durable ne peut intervenir qu'après un changement des consciences et des coeurs.
Quelle est ta vision de l'avenir ?
Pour paraphraser Voltaire, "j'ai choisi de rester être optimiste car c'est bon pour la santé". Parfois, je trouve que très peu de choses ont changé en 20 ans, à part ce basculement culturel et les discours : politiques comme entreprises, tout le monde parle de développement durable !
Je crois que la crise aide beaucoup aussi : les citoyens-consommateurs ont évolué plus vite que les entreprises, pour se mettre à acheter des produits d'occasion, louer ou emprunter ce qu'ils achetaient auparavant, découvrir les vertus des circuits courts, souvent moins chers et davantage porteurs de sens, ou tout simplement éviter d'acheter des produits dont ils n'ont pas besoin.
Donc je crois qu'aujourd'hui les consommateurs sont prêts à consommer autrement et qu'ils attendent l'offre accessible et attractive qui leur permettra de le faire.
Tu travailles avec beaucoup de grandes entreprises. Qu'est-ce qui a changé ces dix dernières années ?
Peu d'entreprises ont vraiment modifié leur modèle économique et 100% de leur offre, comme s'y sont engagées Marks & Spencer ou Nike. Mais depuis 10 ans, les politiques environnementales sont entrées dans une nouvelle ère de maturité, que nous baptiserons DD 2.0, pour "développement durable 2.0", comme on a parlé de Web 2.0.
L'idée-clé est qu'à terme les entreprises ne proposeront plus des produits responsables "en plus" des produits conventionnels mais bien "à la place" de ces derniers.
Dans les années 90 - ère du DD 0.0 -, les entreprises "citoyennes" se bornaient à redistribuer une partie de leurs profits à des associations de protection de l’environnement, de défense des droits de l’Homme ou de lutte contre toutes les formes d’exclusion. Les années 2000 - ère du DD 1.0 - ajoutent une approche plutôt défensive, orientée sur l’éco-efficacité et la gestion des risques, notamment de réputation.
L'ère "DD 2.0" correspond à l'émergence d'une révolution nourrie par plusieurs facteurs, dont le rapport Stern démontrant qu’il reviendrait moins cher de lutter contre le changement climatique que d’en subir les conséquences ; l’effet-choc sur le grand public du film d’Al Gore, "Une Vérité qui dérange" et de son Nobel de la paix ; la multiplication des gros titres sur "la croissance verte" dans les médias ; ou encore l’apparition d’"alter-consommateurs" à fort pouvoir d’achat, qui arbitrent leurs choix en intégrant les critères sociaux ou environnementaux et représentent désormais 15 à 25% de la population dans la plupart des grands pays développés (France, Japon, Etats-Unis, etc.).
Les deux entreprises françaises qui, pour toi, ont pris un virage résolument engagé ?
- Botanic, sans aucun doute, car l'enseigne a supprimé totalement les pesticides et engrais chimiques de synthèse de ses magasins en 2006 pour promouvoir le jardinage biologique, et travailler sur la durée de vie des produits, avec par exemple la réparation des chaises de jardin en toile ;
- Et j'aime bien l'exemple de la Camif, qui était en faillite et que son repreneur essaie de redresser, plutôt avec succès pour l'instant, autour du "Made in France". On a aussi un fabricant de mobilier de bureau, Majencia, qui a rapatrié sa production de Chine en France.
Quels sont les sujets qui te tiennent le plus à coeur, pour lesquels tu te lèves le matin ?
L'évolution de nos modes de consommation et de nos modes de vie, l'entrepreneuriat social, l'innovation sociale et environnementale, les individus engagés (dans l'entreprise ou la société civile), le pouvoir des idées qui peuvent changer le monde !
Tu as beaucoup oeuvré pour le bio à la cantine (aussi pour ta fille). Où en est-on aujourd'hui sur ce sujet ?
Chez nous, la cantine est bio à 95% (cf l'initiative Nos Cantines pour la Planète) mais de manière globale, cela progresse trop lentement, sauf dans quelques collectivités comme Paris, Saint-Etienne, Aubenas ou Barjac, qui servent plus de 50% de produits bio. Sinon, on se satisfait de 10% ou 15% : c'est très insuffisant. En outre, les efforts sont peu convaincants notamment sur le gaspillage alimentaire ou la diminution de la viande rouge, qui permettraient de financer plus de bio sans dépenser plus.
Quels sont les leviers pour que les choses changent dans la société ?
La reconnaissance du fait que nos modes de vie actuels sont fondamentalement incompatibles avec le développement durable. C'est assez évident mais nous avons tout mis en place pour ne pas voir ce qui nous gêne : ainsi les émissions de CO2 sont calculées en fonction de ce qui est produit dans un pays, pas de ce qui y est consommé… Nous blâmons la Chine, désormais N°1 mondial des émissions de gaz à effet de serre, alors que ses usines tournent en partie pour nous !
Mais les consommateurs sont de moins en moins dupes. La crise est passée par là. Les Français rejettent le bling-bling et près de huit sur dix disent privilégier des produits respectueux de l’environnement, même un peu plus chers.
C’est la fin de l’hyperconsommation, autant dire un bouleversement du mode de vie occidental fondé sur l’abondance, la publicité et le crédit facile, et une chance de consacrer le temps et l’argent ainsi économisés à des choses plus essentielles : des produits utiles et durables, les relations amicales et familiales, la culture, le sport, le contact avec la nature...
Le problème étant que tout le monde est attaché au mode de vie actuel : les entreprises veulent continuer à vendre plus (des mêmes produits), les consommateurs ne veulent pas qu'on touche à leur liberté de consommer (même si cela suppose parfois l'endettement qui réduit cette liberté), les politiques ont peur de se mettre à dos les citoyens, les salariés effrayés par le chômage et les entreprises, car la consommation reste le levier majeur de relance économique.
Or je crois que les choses ne bougeront pas sans une volonté politique et quelques mesures incitatives, voire coercitives.
Si on se projette en 2023, qu'est-ce qui aura fondamentalement évolué ?
Je crois que d'ici là nous aurons réussi à rendre désirable, futuriste et attractif le mode de vie durable. Et que les entreprises auront adapté leur offre ou disparu.
Trois objets bio/écolo dont tu ne peux te passer ?
- Ma voiture hybride essence-électricité Prius : à part l'été, où je ne roule qu'à Vélib (vélos payants en libre-service à Paris, NDLR), je suis encore très attachée à ma voiture, qui est une extension de mon bureau, de mon domicile, de la chambre de ma fille…
- Mon skateboard longboard Loaded en bambou, histoire de dire que je ne roule quand même pas tout le temps en voiture, surtout le week-end !
- Et le grand mur végétal des bureaux d'Utopies, sans oublier notre mobilier design, pour l'essentiel issu de récupération, qui nous change quand même la perspective au quotidien ;-)
Trois objets pas écolos dont tu ne te sers plus ?
- Le micro-ondes : je n'en ai plus depuis dix ans !
- La cafetière à capsules : du coup, j'ai arrêté le café…
- Le presse-agrumes électrique : j'en ai un superbe, manuel, acheté aux puces de San Francisco il y a dix ans...
Ton héros / héroïne engagé(e) favori(te) ?
Anita Roddick, la fondatrice de The Body Shop, hélas disparue en 2007, et Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia.
Les livres qui ont changé ta vision des choses ?
- Business as Unusual, d'Anita Roddick, que j'ai co-traduit en français…
- La Force de l'Optimisme, de Martin Seligman, et de manière générale les livres sur la psychologie positive, de Tal Ben Shahar à Florence Servan-Schreiber.
- Cessez d'être gentil, soyez vrai ! et tous les autres livres de Thomas d'Ansembourg. Plus récemment, je trouve que Le Meilleur Médicament, c'est vous ! de Frédéric Saldmann, est porteur de messages très positifs sur notre capacité à agir...
Penses-tu que le changement du monde passe d'abord par soi-même ?
Absolument ! C'est sans doute pourquoi j'ai cité plus de livres de développement personnel que de livres de business ! Anita Roddick et Soeur Emmanuelle, deux personnalités aux parcours bien différents mais qui se consacraient à changer le monde, disaient toutes deux qu'elles n'avaient choisi cette voie que par égoïsme, pour elles-mêmes, parce que c'était la seule chose qui avait du sens à leurs yeux !
C'est ce que développe Thomas d'Ansembourg dans son livre sur ce qu'il appelle "l'intériorité citoyenne", et aussi ce que dit cette phrase de Gandhi que nous citons souvent chez Utopies : "Nous devons être le changement que nous voulons voir dans le monde".
> Les écobureaux d'Utopies à découvrir en animation sur www.ecobureaux.com
> L'agence Utopies d'Elisabeth Laville : www.utopies.com
> Le site de Nos Cantines pour la Planète : noscantinespourlaplanete.com
> Retrouvez cette interview et une expérience de lecture optimisée avec votre magazine FemininBio de janvier 2014 sur iPad